
Dans un contexte de tensions commerciales mondiales et de défis majeurs pour l’industrie automobile européenne, les dirigeants de deux grands constructeurs français ont uni leurs voix dans un appel sans précédent. John Elkann, président de Stellantis, et Luca de Meo, directeur général de Renault, ont accordé une interview croisée au Figaro le 5 mai 2025, dans laquelle ils dressent un constat alarmant de la situation du marché automobile européen et formulent des propositions concrètes pour sauver une industrie en péril. Leur plaidoyer commun se concentre particulièrement sur la nécessité d’adapter la réglementation européenne pour favoriser le développement et la vente de petites voitures plus accessibles.
Un marché européen en chute libre
Le diagnostic partagé par les deux dirigeants est sans appel : le marché automobile européen est en crise profonde. Selon John Elkann, c’est « le seul des grands marchés mondiaux qui n’a pas retrouvé son niveau d’avant-Covid » et qui connaît une chute continue « depuis maintenant cinq ans ». Luca de Meo renchérit avec une prévision alarmante : « Au rythme actuel, le marché pourrait être plus que divisé par deux en l’espace d’une décennie. »
Cette situation critique s’explique notamment par un décalage grandissant entre l’offre souhaitée par les régulateurs européens et la demande réelle des consommateurs. « Le marché n’achète pas ce que l’Europe veut que nous lui vendions », résume le patron de Renault, pointant du doigt la transition forcée vers les véhicules électriques : « remplacer la totalité des volumes actuels par de l’électrique, dans ces conditions, nous n’y arriverons pas ».
La gravité de la situation est telle que sans changement de trajectoire, John Elkann prévient que les constructeurs devront « prendre dans les trois ans qui viennent des décisions douloureuses pour l’appareil de production ». Un avertissement qui souligne l’urgence d’agir, puisque selon lui, « le sort de l’industrie automobile européenne se joue cette année ».
Deux visions concurrentes de l’industrie automobile européenne
Les difficultés actuelles résultent en partie d’une divergence fondamentale entre deux conceptions de l’industrie automobile en Europe. D’un côté, Stellantis et Renault, qui représentent ensemble 30% du marché européen, défendent un modèle centré sur « des voitures populaires en Europe et pour l’Europe ». De l’autre, les « marques premium » privilégient l’exportation tout en conservant une présence sur le marché européen.
C’est cette seconde vision qui, selon Luca de Meo, a « dicté la réglementation du marché » depuis deux décennies, conduisant à la production de véhicules « toujours plus complexes, toujours plus lourds, toujours plus chers ». Cette orientation réglementaire pénalise particulièrement les constructeurs spécialisés dans les petites voitures accessibles, comme Renault et certaines marques de Stellantis.
Le déséquilibre réglementaire se traduit concrètement par des normes inadaptées aux petits véhicules. « Il y a trop de règles conçues pour des voitures plus grosses et plus chères, ce qui ne nous permet pas de faire des petites voitures dans des conditions acceptables de rentabilité », déplore le directeur général de Renault.
Cette divergence d’approches reflète également des réalités économiques et sociales différentes selon les pays européens. La France, l’Italie et l’Espagne sont particulièrement concernées par cette problématique, leurs populations étant à la fois « les acheteurs » et « les producteurs » de ces petites voitures dont les prix ont augmenté sous l’effet des réglementations.
Des propositions concrètes pour sauver l’industrie
Face à ce constat, les deux dirigeants formulent des propositions précises pour réformer la réglementation européenne. Leur revendication principale : « une réglementation différenciée pour les petites voitures », notamment des obligations moins contraignantes en termes d’aides à la conduite et de crash test pour les petits modèles urbains.
Luca de Meo détaille trois demandes spécifiques pour améliorer le cadre réglementaire :
- Appliquer les nouvelles réglementations uniquement aux nouveaux modèles, sans impact sur les véhicules déjà en production
- Regrouper les réglementations en « paquets » cohérents plutôt qu’adopter des règles disparates chaque mois
- Créer un « guichet unique » à la Commission européenne pour centraliser les questions réglementaires
Revendications principales | Objectifs |
Réglementation différenciée pour les petites voitures | Améliorer la rentabilité des modèles accessibles |
Application des nouvelles règles aux seuls nouveaux modèles | Préserver la compétitivité des véhicules existants |
Regroupement des réglementations en « paquets » | Offrir plus de stabilité et de prévisibilité |
Création d’un guichet unique à la Commission | Simplifier les démarches administratives |
Les deux dirigeants dénoncent également les incohérences au sein même de l’appareil réglementaire européen. John Elkann critique notamment les différentes directions à Bruxelles qui ont « des stratégies contradictoires », comme l’exigence simultanée de supprimer les PFAS (polluants éternels) tout en favorisant les voitures à batterie, alors qu' »il n’y a pas de batteries sans PFAS ».
Un enjeu géopolitique dans un contexte de guerre commerciale
L’appel des deux constructeurs s’inscrit dans un contexte international marqué par des tensions commerciales croissantes. « Tous les pays dans le monde qui ont une industrie automobile s’organisent pour protéger leur marché. Sauf l’Europe », s’inquiète Luca de Meo, faisant implicitement référence à la politique protectionniste des États-Unis sous Donald Trump et à la concurrence agressive de la Chine.
La situation est d’autant plus préoccupante que l’Europe fait face à une double menace : d’un côté, les constructeurs américains bénéficient des mesures protectionnistes de leur gouvernement ; de l’autre, les constructeurs chinois, soutenus par Pékin, proposent des véhicules électriques à des prix très compétitifs. Sans adaptation de sa réglementation et de sa politique commerciale, l’Europe risque de voir son industrie automobile s’effondrer face à cette concurrence internationale déséquilibrée.
Les deux patrons terminent néanmoins sur une note d’espoir : « À l’inverse, s’il y a une mobilisation autour d’un choix politique clair, si nous recréons un marché et des volumes, nous sommes l’un et l’autre convaincus que nous pourrons continuer à produire en Europe, y compris en Europe de l’Ouest ». Un message qui souligne que malgré la gravité de la situation, une réaction politique appropriée pourrait encore sauver l’industrie automobile européenne.